Mémoire du RQIC sur l’Accord entre le Canada, les États-Unis d’Amérique et le Mexique

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Image: IStock by Getty - crédit Gromov

En réponse à l’invitation du Comité permanent du commerce international de la Chambre des Communes, le jeudi 20 février 2020, le RQIC a présenté son mémoire sur la loi C-4, loi portant sur la mise en œuvre de l’ACÉUM.

L’ACÉUM mérite assez bien son surnom d’ALÉNA 2.0 parce que, malgré ce qu’en dit le gouvernement Trudeau, il ne renverse pas la logique des accords de libre-échange, c’est-à-dire que le nouvel accord continue de favoriser de manière déséquilibrée les grandes entreprises au détriment de la population en général malgré quelques gains.

Abandon du chapitre 11 : bon débarras!

Parmi ces gains, le plus grand est sans nul doute la disparition du chapitre de protection des investissements étrangers , l’infâme chapitre 11 de l’ALÉNA. Le chapitre permettait aux entreprises de poursuivre des gouvernements quand ceux-ci adoptaient des mesures qui ne leur plaisaient pas. Le RQIC, de concert avec les autres réseaux de nombreux autres pays, revendique depuis plusieurs années l’abrogation de ce chapitre parce qu’il fait passer les intérêts des grandes corporations avant le bien commun.

Deux déceptions toutefois. D’une part, ce sont les États-Unis qui exigeaient cette abrogation alors que le Canada, jusque dans le dernier droit de la négociation, voulait son maintien. D’autre part, on découvre qu’un autre chapitre de l’accord, le chapitre 28 sur « les bonnes pratiques de réglementation », explique en partie l’intérêt des États-Unis à ne pas reconduire de chapitre 11 dans l’ACÉUM puisqu’il vise à étouffer à la base la volonté des gouvernements de réglementer pour protéger la population.

C’était un peu le monde à l’envers dans la renégociation de l’ALÉNA : le Canada voulait maintenir le chapitre 11 alors qu’il a été le pays le plus poursuivi – 41 des 85 poursuites (48 %) lancées dans le cadre de l’ALÉNA l’ayant visé ou le visant encore (plusieurs causes n’étant toujours pas réglées) –, alors que les États-Unis, qui ont été poursuivis 23 fois mais qui n’ont perdu aucune de leurs causes, voulaient à tout prix s’en débarrasser.

Cette position du Canada était d’autant plus surprenante que ce sont souvent des mesures pour protéger l’environnement et, donc, les populations, qui ont été attaquées par les entreprises des États-Unis, 12 des 41 poursuites mettant en cause des mesures environnementales.

Les poursuites contre le Canada lui ont coûté plus de 310 millions de dollars en pénalités et en frais de justice. Au-delà des coûts, le plus important réside sûrement dans l’effet de refroidissement que les poursuites et les menaces de poursuites ont sur l’action gouvernementale. Les gouvernements n’osent plus agir pour protéger leurs populations ou se montrent très hésitants à le faire. Le projet d’assurance automobile publique qui a été abandonné au Nouveau-Brunswick au début des années 2000 en est un exemple frappant .

Cela dit, la disparition du chapitre 11 à elle seule ne suffit pas pour qualifier l’ACÉUM d’accord progressiste, il y a beaucoup d’autres éléments qui pointent en sens contraire.

Les supposées bonnes pratiques de réglementation

Pourquoi le nouveau chapitre 28 sur les bonnes pratiques de réglementation est-il dangereux ? Tout d’abord, parce que son intitulé est trompeur, les pratiques qu’il met de l’avant ne sont pas ce qu’elles paraissent.

En effet, les parties doivent rendre publique chaque année une liste des réglementations qu’elles envisagent implanter dans l’année qui suit (article 28.6), en plus de leur imposer l’obligation de justifier le besoin d’une nouvelle réglementation et de rendre publiques toutes les études scientifiques et les données consultées (article 28.9). Ce n’est pas tout : si les Parties décident de mener une étude d’impact des nouvelles réglementations – ce qui est fortement recommandé –, celle-ci doit comporter une explication de la nécessité de la nouvelle réglementation et du problème qu’elle est censée régler, une liste de toutes les autres solutions réglementaires et non réglementaires qui pourraient être utilisées pour tenter de régler le problème, une analyse coûts-bénéfices de chacun de ces scénarios alternatifs et les raisons pour lesquelles il est préférable d’opter pour la solution proposée (article 28.11).

Ce n’est pas le pire : l’article 28.13 requiert des Parties qu’elles créent ou maintiennent « des procédures ou mécanismes permettant d’effectuer des examens rétrospectifs de ses règlements afin de déterminer s’il convient de les modifier ou de les abroger », alors que l’article 28.14 impose aux Parties de permettre à toute personne intéressée de soumettre des suggestions écrites à tout organisme de réglementation d’une Partie concernant l’adoption, la modification ou l’abrogation d’un règlement. Ce qui ouvre la porte toute grande aux lobbyistes des grandes entreprises qui tenteront d’influencer directement les personnes chargées de faire respecter les réglementations.

C’est donc plutôt la déréglementation qui est visée par le chapitre des « bonnes » pratiques de réglementation et non une réglementation qui pourrait contribuer à mieux protéger l’environnement ou les populations.

La victoire du côté du chapitre 11 pourrait grandement être ternie par le chapitre sur les « bonnes » pratiques de réglementation qui risque de tuer dans l’œuf toute tentative d’adoption par les gouvernements de nouvelles réglementations. Il deviendra tellement compliqué de tenter d’améliorer les réglementations ou d’en créer de nouvelles que le seul changement qui s’imposera sera celui de la déréglementation. Plus besoin, dans ce cadre, de pouvoir poursuivre les gouvernements, puisque les décourager d’agir à la base s’avérera sans doute tout aussi efficace, sinon davantage.

Un environnement très mal protégé

Alors que la lutte contre les changements climatiques devrait être prioritaire pour tous les gouvernements, l’ACÉUM ne permettra en rien de prendre les mesures suffisantes pour combattre ce problème. Le chapitre 24 sur l’environnement fait part de quelques bonnes intentions à cet égard, mais reste insuffisant, et complètement inadapté pour répondre à la situation d’urgence climatique dans laquelle nous nous trouvons. Les mots «changements climatiques», «réchauffement», «urgence» sont d’ailleurs absents de ce chapitre. L’Accord de Paris n’est pas mentionné. On n’y trouve aucune cible à atteindre et aucune mesure contraignante contre les grands pollueurs.

L’ACÉUM continue à promouvoir un type d’économie basé sur l’exportation massive, sur les circuits longs, ce qui favorise de grands déplacements de marchandise et une forte consommation d’hydrocarbure. Aucune mesure ne permet de favoriser la transition énergétique dont nous avons besoin. Bien au contraire : cette dernière nécessitera de nouvelles réglementations allant contre l’intérêt immédiat de certaines entreprises polluantes. De plus, le chapitre 28 sur les bonnes pratiques de réglementation aura selon nous un effet dissuasif qui posera de lourdes contraintes aux gouvernements désirant adopter des réglementations pour protéger l’environnement et permettre le virage en faveur des énergies vertes.

Travail : des mesures insuffisantes

Le chapitre 23 portant sur le travail nous semble bien incomplet. Encore une fois, certaines bonnes intentions nous apparaissent intéressantes, concernant par exemple le travail forcé, la violence contre les travailleurs, les travailleurs immigrants et la discrimination en milieu de travail. L’application de ces mesures nous paraît toutefois très problématique.

Ainsi, les premiers textes rendus publics le 1er octobre 2018 disaient : « Chaque Partie met en œuvre des politiques qui protègent les travailleurs contre la discrimination en matière d’emploi fondée sur le sexe ». Dans le texte final, on dit plutôt : « Chaque Partie met en œuvre des politiques qu’elle considère appropriées afin de protéger les travailleurs… » (article 23.6.1). Cette protection est donc maintenant laissée au bon jugement de chacune des Parties. Pire, le Canada a accepté que les États-Unis mettent à l’abri de cet article, même édulcoré, les politiques existantes de leurs agences fédérales.

De plus, dans le cas de violence contre les travailleurs, il est mentionné que celle-ci doit avoir « un effet sur le commerce ou l’investissement entre les Parties » (article 23.7), ce qui nous apparaît difficile à démontrer et beaucoup trop limitatif, comme l’ensemble du chapitre d’ailleurs.

L’ACÉUM ne parvient finalement pas à régler le problème de concurrence entre les travailleurs et les travailleuses, pas plus qu’il n’avance des mesures concrètes pour améliorer leurs conditions de travail. Seul le secteur automobile fait l’objet d’une cible, « un taux salarial de production est d’au moins 16 $ US par heure» (article 7.3 a et c), ce qui est un choix arbitraire et nettement insuffisant dans l’ensemble.

Exit la clause de proportionnalité

La clause de proportionnalité de l’ALÉNA limitait les capacités du Canada à réduire sa production énergétique basée sur les énergies fossiles. Le chapitre 6 établissait la règle de la proportionnalité, qui l’obligeait à maintenir la même proportion de son exportation d’une ressource énergétique vers les États-Unis que celle des trois années précédentes. Cette disposition avait pour effet de créer des obstacles à la mise en place de mesures visant la transition énergétique.

Le Canada ne pouvait donc pas, sous l’ALÉNA, réduire les pourcentages d’énergies fossiles exportées aux États-Unis par rapport à la production canadienne, ce qui limitait grandement sa souveraineté énergétique. La disparition de cette clause de l’ACÉUM est donc une excellente nouvelle. Il est cependant difficile de savoir quel pays a demandé son retrait.

L’exception culturelle maintenue

Le RQIC ne peut que se féliciter, cette fois pas d’une abolition mais plutôt du maintien de l’exclusion générale dont ont bénéficié les produits culturels dans le nouvel accord. Cette exclusion fait en sorte que les produits culturels ne seront pas considérés comme des produits comme les autres dans l’ACÉUM et permettra au Canada de mettre en place les mesures nécessaires pour protéger nos productions artistiques.

Non-prolongation des données de recherche sur les médicaments biologiques

Alors que l’administration Trump voulait prolonger de huit à dix ans la protection des données de recherche sur les médicaments biologiques , les Démocrates, devenus majoritaires au Congrès, ont refusé cette disposition qui aurait entraîné une hausse du prix de ces médicaments. En effet, plus longtemps dure la protection des données de recherche, plus il faut attendre longtemps avant que des médicaments génériques à une fraction du coût puissent être développés.

Pour plusieurs personnes, cette attente plus longue aurait encore voulu dire choisir entre se nourrir et se procurer des médicaments, particulièrement pour les personnes non couvertes par une assurance. Pour les personnes couvertes, le coût supplémentaire est absorbé par le régime et, que celui-ci soit privé ou public, le coût est ultimement refilé aux usagers.

Le Directeur parlementaire du budget (DPB) à Ottawa a estimé ces coûts supplémentaires à 169 millions de dollars par année à terme , ce qui est loin d’être négligeable.

Encore une fois, l’abandon de cette demande par les États-Unis est une bonne nouvelle, à laquelle notre gouvernement aurait pu contribuer s’il avait profité de la négociation entre les Démocrates et la Maison-Blanche pour lui aussi obtenir quelques améliorations.

Conclusion

Le RQIC reconnaît certaines avancées importantes de l’ACÉUM. Nous avons mentionné l’élimination du chapitre 11, l’élimination de la clause de proportionnalité, l’exclusion générale de la culture et la non-prolongation de la protection des données sur les médicaments biologiques. Ces bons coups sont la preuve que le Canada aurait pu obtenir beaucoup plus que ce qu’on constate dans la version actuelle de l’accord.

Nous nous faisons solidaires des organisations qui déplorent les atteintes à la gestion de l’offre et les effets négatifs de l’ACÉUM sur l’industrie de l’aluminium au Québec. Nous nous inquiétons grandement de l’incapacité de cet accord de s’attaquer aux problèmes les plus criants : les changements climatiques, les inégalités sociales, les obstacles à la transition énergétique, la concurrence fiscale. Au-delà de tout, l’ACÉUM est un autre accord qui favorisera une plus grande dérèglementation dans des secteurs clés de l’économie.

Il nous semble clair que le Canada a une vision des échanges commerciaux héritée du siècle dernier et inadaptée aux problèmes du XXIe siècle. Il a échoué une fois de plus à négocier un accord véritablement progressiste, défendant le bien public et favorable à l’ensemble de sa population.

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